Critique d’exposition / Exhibition review
« Modernistin » – Phung-Tien Phan et Niklas Taleb, Capc Musée d’art contemporain de Bordeaux
Commissariat d’exposition : Marion Vasseur Raluy
24 juin – 31 décembre 2022
par Fiona Vilmer
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J’ignore quelle heure il est. Lors de ma visite de l’exposition « Modernistin » de Phung-Tien Phan et Niklas Taleb au Capc (Bordeaux), j’ai eu la sensation qu’un état coupé du monde environnant s’était recrée, à l’abri. Dans cette bulle, tout semblait avoir été aménagé pour être étrangement reconnaissable, une sorte de lieu hanté par des transformations quasiment imperceptibles où le quotidien et le travail ont percé des trous pour se raccorder. Les deux artistes vivent et travaillent ensemble à Essen (Allemagne) et proposent avec la complicité de Marion Vasseur Raluy [1], la mise en abîme d’un espace, où vie privée et vie publique, espace domestique et espace de travail sont devenus si poreux que leurs contours se sont estompés, au point de devenir le même. Témoins d’un temps libéral standardisé où il fait toujours jour.
Le titre de l’exposition « Modernistin », terme féminisé du mot allemand « moderne », convoque un second degré et endosse une posture toute postmoderne. Tandis que le premier terme existe indépendamment du second, ce dernier émet un commentaire peut-être moins sur l’époque moderniste que sur son héritage actuel. Une indication de la temporalité perméable depuis laquelle les mythes modernistes peuvent être interrogés et déconstruits. Le titre, par l’emploi du féminin, serait ainsi une première invitation à réflexion : Qu’est-ce que cela signifie d’être moderniste et émancipée ? Et quel rapport contemporain peut-on entretenir avec le modernisme lorsqu’il continue d’irriguer le milieu artistique ?
Dans leur installation, les photographies de Niklas Taleb et les sculptures de Phung-Tien Phan semblent positionnées en miroir, dans un effet déformant, volontairement inexact. Une première série de photographies montre une amie de Niklas Taleb prenant la pose dans un environnement qui pourrait tout aussi bien être chez elle que dans des bureaux. Elle apparaît dans de légères variations de postures. Son image est notamment imprimée sur des posters (Dialog 1,2021 et Dialog 2, 2021), dont les marques de plis et les aspérités du papier prennent en compte la contingence rendue à l’objet, accroché d’une surface à une autre. Les images sont léchées tandis que les scènes tordent un rapport à la photographie, elles sont comme « ratées » : le modèle ferme les yeux, parle, tourne le dos (Dialog (3), 2021 et Untitled, 2021). La pose, qu’elle soit réelle ou fictive, s’évanouit. Cette incohérence dans leur éventuelle mise en scène laisse supposer que ces clichés auraient tout aussi bien pu être spontanés. Ainsi, ce qui semble être de la documentation apparaît au spectateur.trice discrètement douteuse et élastique, comme si soudainement la perception pouvait se renverser.
La remise en question de ce que l’on est en train de regarder, est accentuée par Site Specific A, 2022 et Site Specific B, 2022 de Phung-Tien Phan, des grilles en plastiques qui séparent l’espace. Au seuil du ready-made, leur disposition est précaire, accrochées comme des cimaises flottantes, avec du bolduc, elles deviennent un papier cadeau à la taille excessive dont la transparence induit autant un cadrage qu’une dissimulation de la perception. Ces séparations confinent dans un coin, deux lampes standardisées qui portent des chapeaux (1957, 2022 et 1961/62, 2022). L’assemblage perturbe leur fonction, elles paraissent plus maladroites et sensibles, se languissant peut être d’être animées (ou branchées). En plaçant ces sculptures dans une situation d’attente, elles produisent un sentiment d’étrangeté, issues de contextes domestiques, leur assemblage fait référence à des significations culturelles tout en encapsulant des fragments de récits personnels.
Si chacune des œuvres stationnent comme des repères fixes, les relations entre elles et les relations à l’autre, épaississent l’air de liens intimes et de sentiments partagés, laissés en suspension. Phung-Tien Phan invite ainsi Alexander Schöpfel (ami de longue date) à proposer deux îlots de cuisines (NWR Kûche (Prototype), 2022) semblables à ceux des espaces de coworking. Cette implication sociale et personnelle des objets se retrouve également dans les kitchenettes allemandes (Cuisine d’Essen (gauche), 2022 et Cuisine d’Essen (droite), 2022) réalisées par Phung-Tien Phan en collaboration avec Alexander Schöpfel, inspiré des modèles qu’il a construits en grand format, ces deux petites cuisines aux allures de maquettes, rappellent lorsqu’elles sont posées aux sol des jouets pour enfants. Ces pièces sont la référence la plus directe au titre de l’exposition, en reprenant le modèle de cuisine dit de Francfort des années 1930, dont le design a été conçu pour être pratique pour les femmes et ainsi les « libérer » des contraintes de l’espace domestique. Bien que la circulation de ces références culturelles permettent d’interroger leur contexte de fabrication, par la miniaturisation ou le simple déplacement, ces objets inanimés revêtent un rôle émotionnel, lié aux affects des relations amicales et professionnelles.
Dans cet intérieur fabriqué, qui paraissait jusqu’ici aseptisé, une seconde série de photographies en monochrome vert de Niklas Taleb (Untitled, 2022, The big bluff, 2022), filtre l’espace extérieur d’une couleur fictive. Prises – pour la plupart – depuis la fenêtre de son salon, elles mettent en tension l’intérieur et l’extérieur : un camion garé, le capot d’une voiture, le balcon d’un voisin, la vue depuis un bus. Plus on les regarde et moins il est possible d’identifier ce que l’on voit ou ce que l’on croit voir. Dans les photographies de l’intimité de Niklas Taleb, l’image ne tient à rien, comme si elle apparaissait après coup, ou qu’un spectacle impalpable et universel s’était quand même joué devant son objectif. L’anonymisation du sujet tient quant à elle a un changement de cadrage, impliquant une distance nécessaire où se crée une ouverture, une extension depuis l’intérieur.
Phung-Tien Phan et Niklas Taleb donnent forme à une distorsion de l’espace standardisé, où les associations formelles et intimes comptent tout autant les unes que les autres, poussant le spectateur.trice à reconnaître la neutralité de l’espace d’exposition comme un leurre bien construit. Les objets agissent – interagissent – comme des présences, tandis que certaines présences s’incarnent à leur surface, les chargeant de petites histoires (ou de plus grandes), d’implications sociales et de relations qui en deviennent la matière principale. Une matière insaisissable, qui reconstitue les limites floues de notre quotidien, dans un espace indéterminé, qui est déjà devenu autre.
[1] Commissaire du programme de résidence Les Furtifs dont la deuxième édition s’est déroulée de janvier à décembre 2022
« Modernistin » – Phung-Tien Phan and Niklas Taleb, Capc Musée d’art contemporain de Bordeaux
Curated by Marion Vasseur Raluy
June 24 – December 31 2022
by Fiona Vilmer
I have no idea what time it is. When I visited Phung-Tien Phan and Niklas Taleb’s exhibition “Modernistin” at the Capc (Bordeaux), I had the feeling that a state of isolation from the outside world had been recreated, sheltered. In this cushion, everything seemed to have been designed to be strangely recognisable, a kind of place haunted by almost imperceptible transformations where everyday life and labour have pierced holes to connect. The two artists live and work together in Essen (Germany) and propose, with the complicity of Marion Vasseur Raluy[1], the mise en abîme of a space, where private and public life, domestic space and work space have become so porous that their edges have faded into each other. Witnesses of a standardised liberal time where the light is always on.
The title of the exhibition “Modernistin”, a feminised term from the German word “modern”, connotes a second degree and carries a postmodernist attitude. While the former term exists independently of the latter, the latter perhaps comments less on the modernist era than on its current legacy. An indication of the permeable temporality from which modernist myths can be investigated and deconstructed. The title, through the use of the feminine, would thus be a first invitation to reflection: What does it mean to be modernist and emancipated? And what contemporary relationship can we have with modernism when it continues to irrigate the artistic world?
In their installation, Niklas Taleb’s photographs and Phung-Tien Phan’s sculptures seem to be mirrored in a distorting, deliberately inaccurate effect. The first series of photographs shows a friend of Niklas Taleb’s posing in an environment that could either be her home or an office space. She appears in slight variations of postures. Her image is printed on posters (Dialog 1, 2021 and Dialog 2, 2021), whose fold marks and asperities of the paper take into account the contingency of the object, hanging from one surface to another. The images are slick, while the scenes twist a relationship to photography, as if they were ” failed ” photographs: the model closes her eyes, speaks, turns her back (Dialog (3), 2021 and Untitled, 2021). The pose, fictional or real, vanishes. This incoherence in their eventual staging suggests that these shots might just as well be spontaneous. Hence, what looks like documentation becomes discreetly dubious and elastic to the viewer, as if perception could suddenly be reversed.
The re-examination of what we are looking at is accentuated by Phung-Tien Phan’s Site Specific A, 2022 and Site Specific B, 2022, two plastic grids that partition the space. On the threshold of the readymade, their installation is precarious, hanging like floating picture rails, with bolduc, they become an excessively large gift paper whose transparency induces both a framing and a concealment of perception. These separations confine to a corner two standardised lamps wearing hats (1957, 2022 and 1961/62, 2022). The assemblage disrupts their function, they look more clumsy and sensitive, possibly longing to be animated (or plugged in). By placing these sculptures in a state of expectation, they produce a sense of strangeness, originating from domestic contexts, their assemblage references cultural meanings while encapsulating fragments of personal narratives.
If each of the works stands as a fixed reference points, the relationships between them and the relationships to the other thicken the air of intimate bonds and shared feelings, left in suspension. Phung-Tien Phan thus invites Alexander Schöpfel (a long-time friend) to show two kitchen islands (NWR Kûche (Prototype), 2022) similar to the ones in coworking environments. This social and personal implication of the objects is also reflected in the German kitchenettes (Essen Kitchen (left), 2022 and Essen Kitchen (right), 2022) created by Phung-Tien Phan in collaboration with Alexander Schöpfel, inspired by the large-scale models he built, these two miniature kitchens, which look like maquettes, when displayed on the floor, recall children’s toys. These works are the most immediate reference to the title of the exhibition, echoing the Frankfurt kitchen design of the 1930s, whose design was intended to be practical for women and thereby “free” them from the limitations of domestic space. Though the circulation of these cultural references makes it possible to question their context of production, through miniaturisation or simple movement, these inanimate objects take on an emotional role, tied to the affects of friendship and professional relationships.
In this fabricated interior, which seemed aseptic until now, a second series of green monochrome photographs by Niklas Taleb (Untitled, 2022, The big bluff, 2022), filters the outside space with a fictitional colour. Shot – for the most part – from the window of his living room, they put the interior and exterior into tension: a parked truck, the hood of a car, a neighbour’s balcony, the view from a bus. The more one looks at them, the less it is possible to identify what one sees or what one believes to see. In Niklas Taleb’s photographs of intimacy, the image holds on to almost nothing, as if it appeared afterwards, or that an impalpable and universal scene had nevertheless played out in front of his camera. The anonymisation of the subject depends on a change of framing, implying a necessary distance where an opening is created, an extension from the inside.
Phung-Tien Phan and Niklas Taleb give shape to a distortion of the standardised space, in which formal and intimate associations count equally, prompting the viewer to recognise the neutrality of the exhibition space as a well-constructed decoy. The objects act – interact – as presences, while certain presences are embedded on their surface, infusing them with small (or larger) stories, social implications and relationships that become their main material. An elusive material, which reconstitutes the blurred limits of our everyday life, in an indeterminate space, which has already turned into another.
[1] Curator of the residency programme Les Furtifs, the second edition took place from January to December 2022.