Coincés
Coincés
Prière d’insérer, Anne-Lou Vicente
Les ténèbres étincelantes
Une nuit, alors que je préparais ce texte, m’imprégnant, à distance, des lieux et des œuvres qui allaient y être présentées, je fis un rêve. L’un de ceux qui vous tient en haleine et, après coup, vous reste solidement en mémoire.
J’étais réveillée par une forte odeur de brûlé et, cherchant à savoir d’où elle provenait, je me levais et déambulais maladroitement dans un espace qui me semblait totalement inconnu, d’autant qu’il était plongé dans une profonde obscurité et un épais silence. Après quelques minutes qui avaient dû suffire à ma rétine pour apprivoiser cette noirceur, une faible lueur s’en détacha et guida mes pas jusqu’à arriver dans une pièce dont je notai immédiatement une étrange correspondance entre le sol et le plafond, recouverts l’un et l’autre de lattes sombres, comme s’ils contenaient en eux la possibilité, à tout instant, d’un mouvement de translation ou de réversibilité. Des bougies en cire jaune étaient disposées en cercle, ce qui pouvait expli- quer cette lueur — mais pas cette odeur de brûlé, laquelle se révélait être factice et n’avait vraisemblablement pas d’autre but que de me sortir de mon sommeil à l’intérieur de mon rêve. Cette odeur avait néanmoins dû exister ici même auparavant, à en croire les traces noirâtres qu’avaient laissées sur les murs les tranches de livres fantômes.
Ce jeu d’ombres et de lumières constituait le décor d’une scène tout à fait inouïe dont je fus témoin et dont je cherche encore, en vain sans doute, la signification. Un faisceau de rais scintillants descendait du plafond, nimbant de quelque énergie vitale un petit groupe d’hommes et de femmes dont les pas convergeaient en rythme vers le centre de la pièce. Le dessus de leurs pieds étincelait et renvoyait la lumière caressant à son tour les visages flottants des quelques individus qui assis- taient silencieusement à cette étrange cérémonie secrète aux airs de rite initiatique.
La croix et la bannière
Bien que ma présence semblât passer totalement inaperçue et n’altérer en rien le déroulement de cette séance selon des règles qui m’échappaient totalement, je décidai de m’éclipser en empruntant un passage (ce n’était pas par là que j’étais rentrée) dont je ne connaissais pas l’issue. Je longeai un couloir qui me parut interminable et ces mots discrètement inscrits sur les murs m’arrêtèrent quelques instants :
Tout est dans tout ; et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas.
Ce qui sonnait a priori comme une formule éclairante me plongea à vrai dire dans un abîme de perplexité insondable.
Je poursuivis mon chemin en espérant y voir plus clair plus avant. Je tombai sur une trappe et, après une courte hésitation, je l’ouvris : telle une apparition, je vis se dresser face à moi ce qui ressemblait à une cosmogonie toute symbolique, ornée de part et d’autre de triangles noirs et d’une sorte de devise di- visée en deux paires de mots :
Tomb – Pedicare / Tools – Fools
Là, j’avais mis le doigt dans quelque chose, c’est sûr. Mais quoi…?
Je me livrai à une tentative de déchiffrement de ce message subliminal aux accents surréalistes peuplé d’images d’objets utilitaires, d’outils de mesure et autres symboles de (re)produc- tion et de (pro)création qui avait furtivement ramené à mon esprit la vieille querelle entre spermatistes et ovistes lorsque la théorie de l’emboîtement des germes sévissait encore.
Ceci n’est pas une poignée de porte. Ceci est un dé.
Ceci n’est pas une pipe.
Ceci est un jeu d’enfant (et d’adresse). Ceci n’est pas un thermomètre.
Ceci est le soleil.
Ceci n’est pas un plug.
Ceci est une confiserie provençale. Ceci n’est pas un cercueil.
Ceci est la face cachée de la lune. Ceci n’est pas une boîte à bijoux. Ceci est une botte de ski. […]
Les membres fantômes
L’un dans l’autre, cet hermétisme avait un certain charme et je me résignai à ne pas chercher à tout saisir dans cette sombre histoire à laquelle il manquait clairement des pièces.
Poursuivant ce parcours dont j’avais le sentiment qu’il prenait, pour moi aussi, un tour quasi initiatique, toutes ces images se bousculaient malgré moi dans ma tête. Au détour d’un chemin emprunté à l’aveugle, je vis apparaître sous mes yeux un personnage qui portait un masque des plus expressifs bien que très mystérieux, et dont les membres inférieurs semblaient partiellement amputés. Prise d’effroi, je compris qu’il s’agissait par je ne sais quelle magie de mon propre reflet. J’étais face à moi-même et ne pouvais désormais aller nulle part. C’est alors que, sentant en moi courir le feu de la révéla- tion, je tournai sept fois ma langue dans ma bouche avant de m’écrier : « La botte ! La botte, c’est la clef ! ».
Le claquement de la porte d’entrée me réveilla brusque- ment. J’avais les mains moites et des fourmis dans les jambes. Au pied du lit gisait un livre des « meilleures » contrepèteries que j’avais abandonné à ces mots avant de sombrer : « Le bout trotte toujours dans la tombe ».